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Sous les pavés, la poésie

Cet article est une introduction à la courte série publiée sur le blog de Mediapart, et dont mes articles sont à paraître chaque mercredi d'août 2021. Vous pourrez alors les retrouver via les liens ci-dessous :



La flânerie n'est pas un acte anodin. Elle permet l'introspection, la rencontre avec l'inconnu ; elle est par extension un élément-clé pour l'élaboration de villes humaines et poétiques. Si la pratique a été enrayée par l'accélération productiviste des flux urbains, une révolte corporelle est encore possible, et n'est pas l'apanage des poètes ni des révolutionnaires en herbe ; elle est l'affaire de tous.


La ville est un livre qui ne demande qu’à être ouvert et découvert : à chaque ouverture, une nouvelle histoire. Dans la ville s’amoncèlent autant d’aventures, de souvenirs et de rêves que de riverains ou de visiteurs l’ont traversée au gré des siècles et de leurs promenades. À l’aube du XXIe siècle, plus des trois-quarts de la population vit en ville. La réflexion sur le développement des milieux urbains est donc primordiale pour anticiper une vie en collectif qui puisse être inclusive et pérenne. Mais la ville n’est pas qu’un support sur lequel les citadins, les visiteurs, les bâtiments, les espaces publics, les éléments de « nature » se croisent, échangent et se déplacent. La ville n’est pas uniquement la scène, elle est l’opéra dans son ensemble : il s’agit d’y bâtir des histoires, une envie d’y vivre et de s’y épanouir, l’envie d’y passer et éventuellement d’y revenir.



G. Caillebotte - Rue de Paris, temps de pluie - 1877

Un dialogue poétique entre la ville et ses acteurs


Seuls les sens obéissent à ce sens. La ville sensible, sensuelle, voilà ce que révèle la poésie urbaine. Le pouvoir du vécu crée la capacité d’écrire des histoires intimes, solitaires, collectives, passagères ou durables. Si l’essence de la poétique est de déchiffrer le fonctionnement d’une écriture sensible, la poétique de la ville revient à étudier la façon dont les constituants de l’urbain peuvent être lus en réveillant les sens. Chacun a une interprétation différente selon son vécu personnel, et tout le monde possède la capacité de se créer un imaginaire propre autour de la ville parcourue. Il s’agit là de déchiffrer l’existant à l’aide de sa propre grille de lecture.


La poétique de la ville concerne donc ce qui a le pouvoir d’inspirer l’imagination, mais aussi sa sensibilité envers les autres et envers soi-même. L’urbain peut avoir cette force poétique en ceci que chacun adapte son vécu à sa propre expérience de la ville, conférant à celle-ci une saveur bien particulière à travers l’émergence d’une cartographie sensible ponctuée de ressentis, de souvenirs, etc. Le narrateur de Proust projetait ses souvenirs dans une madeleine ; dans l’urbain, les citadins peuvent à leur tour explorer l’humain sensible qui sommeille en eux.



Des ambitions artistiques aux ambitions urbanistiques


Si le monde urbain est une source inépuisable d'histoires et d'aventures, les citadins et les personnes qui le traversent en sont donc tant les auteurs que les protagonistes et les spectateurs. Au même titre d’ailleurs que la ville, qui n’est pas simplement le décor foisonnant d’un imaginaire poétique, mais un spectacle dans son ensemble. Les transformations successives de Paris et les modes de vie productivistes qui ont émergé depuis la seconde moitié du XIXe siècle ont chamboulé l’image des « tableaux parisiens » de Baudelaire et ont réduit les possibilités d’une observation sensible de la ville. Malgré cela, la poétique urbaine est toujours présente, dissimulée dans « les plis sinueux » de la ville : il est possible de déchiffrer des histoires dans les caractères urbains, selon son propre imaginaire et son propre vécu. C'est de là que naît une ébauche de dialogue poétique entre la ville et ses utilisateurs.


Dans les décennies suivantes, dans la première moitié du XXe siècle, en résistance face au modernisme prégnant dans les métropoles et face à l’absurdité des conflits armés mondiaux, des courants artistiques de l'avant-garde se sont installés dans une posture de provocateurs anticonformistes, flirtant avec des ambitions anarchistes et marxistes. Les courants Dada, surréalistes ou encore situationnistes en sont certainement parmi les plus emblématiques. D'abord purement artistiques, bien qu’ancrés dans des idéologies politiques, ces mouvements ont lentement investi la rue, démontrant ainsi que le dialogue poétique entre la ville et ses citadins était possible à grande échelle, que déchiffrer l’urbain ne dépendait pas tant des caractères de la ville elle-même, mais surtout de la grille de lecture que chacun leur apposait. La poétique urbaine ne devient alors plus l'apanage du génie créateur de certains poètes, ni celui de révolutionnaires en herbe. L’interprétation de l’inconscient urbain entre alors en résonnance avec l’inconscient humain. Mais pour permettre cet échange, chaque citadin qui le souhaite est en mesure d'entrer dans une phase de révolte corporelle et intellectuelle.



En 1953, Guy Debord marque sur le mur de l’Institut de France son opposition au productivisme moderne.


Une révolte poétique pour reconquérir l’urbain


Pour cela, l’urbain doit s’élaborer sous l'impulsion de nouveaux paradigmes, et prendre en considération la lenteur ainsi que la tendresse pour dessiner des villes plus humaines et sensibles. Le flâneur, au même titre que tous les autres citadins, doit en ce sens être perçu à la fois comme l’auteur et le lecteur de la « phrase urbaine » (Bailly, 2013). Une action de la part des aménageurs doit aussi permettre de créer des histoires intimes, d’activer la production de lien social et de réévaluer l’importance des espaces publics dédiés à la lenteur afin d’esquisser des « courants, des contre-courants précieux » (Sansot, 1971).


Ces éléments sont constitutifs d'un dialogue entre l’urbain et ses pratiquants et permettent de renouer avec la poétique de la ville dans un échange bienveillant, en vertu d’une meilleure compréhension de soi et de son environnement. Mais cette reconquête sensible de la ville n’est pas qu’une simple mode, ni une ambition reflétant une saute d’humeur futile. Au contraire, produire la ville en y intégrant pleinement l’idée de sensibilité poétique et d’humanité est entièrement compatible avec les enjeux urbains contemporains.


« En recentrant l’idée de corps capable d’interagir sensiblement avec son environnement, une nouvelle ère citadine pourra émerger »

En recentrant l’idée de corps capable d’interagir sensiblement avec son environnement, une nouvelle ère citadine pourra émerger. Les flux et les échanges plus lents, à échelle humaine, permettront de valoriser les territoires et la vie de quartier, si riche en poésie et en apports sociaux ; redonner l’envie de s’aventurer dans les recoins de la ville de manière ludique, partir à la rencontre ou accueillir l’autre et l’ailleurs, encourageront l’acceptation sociale et la bienveillance envers autrui ; réduire l’effet massif des foules et leur aliénation en limitant les obligations productivistes offrira des modes de vies quotidiens cohérents avec les enjeux sanitaires, liées par exemple aux pandémies à venir ; etc.


Ce dialogue poétique pourra donc être instauré durablement dans un premier temps par des modes de production urbaine favorisant la lenteur et le ludique, de sorte à ce que chacun puisse s’autoriser dériver selon ses propres émotions dans les rues de la ville. Mais pour retrouver cette liberté individuelle propre à chaque citadin, une révolte corporelle et intellectuelle est nécessaire. Seulement alors, jour après jour et pas après pas, chacun pourra retrouver dans les recoins urbains ou sous les pavés déchaussés, toute la poésie de la ville, à jamais alimentée par l’imaginaire des citadins.


Pierre-Yves Lerayer



Pour aller plus loin au sujet de la révolte poétique dans l'espace urbain, n'hésitez pas à découvrir ma série d'articles sur le sujet, disponible sur le blog de Médiapart :



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